Quand j’étais petit, je
passais mes vacances chez mes grands-parents, en Normandie. Encore aujourd’hui,
mon idée du paradis est une maison avec grand jardin dans un gros village bien
tranquille, avec la forêt pas loin… Dans cette version du paradis, deux
bibliothèques bourrées de romans policiers de la collection Le Masque se
trouvaient dans l’entrée.
Je n’ai jamais su si
c’était la collection du grand-père, de la grand-mère ou des deux, mais
certains de ces bouquins remontaient aux années 40 et montraient de sérieux
signes de fatigue. Il y avait bien entendu des tonnes d’Agatha Christie, mais
aussi un tas de choses d’auteurs moins connus ou franchement oubliés aujourd’hui
– souvent à raison, d’ailleurs. Je m’en suis goinfré, année après année,
revenant sur quelques favoris ou découvrant des nouveaux. Les bonnes choses
ayant toujours une fin, la collection a disparu en même temps que mon
grand-père, au milieu des années 80.
Revenons en 2015. Il y a
une quinzaine de jours, j’ai commencé à lire Cthulhu Britannica London, et j’ai vu que la bibliographie de ce
supplément consacrait une mention très élogieuse à Dorothy Sayers[1].
Ce nom me rappelait mes orgies de petits bouquins jaunes, mais je n’y associais
plus grand-chose d’autre qu’un souvenir plaisant. Cinq minutes de recherches
sur Amazon m’ont permis de trouver un recueil de ses quatre premiers romans,
réédités par Le Masque dans les années 1990. Du coup, j’ai mis Cthulhu Britannica London entre
parenthèses, le temps de faire ce que je croyais être une petite excursion
nostalgique.
Comme souvent quand je
prends un chemin de traverse, j’y reste. J’ai déjà acheté deux volumes suivants
en anglais (les traductions françaises étant défectueuses et/ou difficiles à
trouver) et lu le premier. Heureusement, Dorothy Sayers s’est contentée d’une
quinzaine de livres, et ils se trouvent sans problème pour toutes les liseuses
de la création.
L’auteur
Commençons par dire un
petit mot de Dorothy Sayers elle-même. Née en 1890, fille de pasteur, diplômée
d’Oxford juste après la Grande Guerre, elle réalise vite que traduire des
romans de chevalerie français ne la rendra pas riche. Elle entre donc en 1922 dans
une agence de publicité londonienne – apparemment, certains de ses slogans traverseront
les décennies. Le travail lui semblant ennuyeux, elle écrit « un petit
roman idiot », puis un autre. Assez vite, la voilà auteur policier à plein
temps. Elle sort un livre par an, compile des anthologies, théorise sur le
genre et finit par présider le Detection Club, qui rassemble les auteurs de
polars britanniques. À la fin des années 30, elle se lasse et passe assez
radicalement à autre chose, écrivant des ouvrages de théologie, puis se consacrant
à la traduction de Dante en anglais. Sa vie privée, plus compliquée que ne le
voulait l’usage de ces années-là, comprend l’obligatoire romance avec un convalescent
de 14-18, mais aussi une liaison avec un émigré russe d’où naîtra un enfant
(hors mariage), suivies d’épousailles avec un journaliste célèbre qu’elle finira
par délaisser. Bref, Miss Sayers est une pièce de plus à verser au dossier
intitulé « les femmes de l’entre-deux-guerres ne sont pas des
potiches ».
Sa créature
Dorothy Sayers est restée à
peu près fidèle à un même héros tout au long de sa carrière. Entre nous, au
premier abord, Lord Peter Wismey est… irritant. Frère d’un duc et héritier de
quinze générations de hauts et puissants seigneurs, richissime et polyglotte[2],
il collectionne les livres rares et les beaux crimes. Pour lui, la poursuite
des criminels est une variante de la chasse à courre, mais s’il aime enquêter,
l’arrestation et ses suites lui posent des problèmes moraux. Heureusement, il a
un ami fidèle, l’inspecteur Parker, qui compense les excès d’imagination de
Lord Peter par un solide bon sens et une solide pratique de la routine
policière. Le duo serait classique s’il ne comptait un troisième homme, Bunter,
le valet de chambre de Sa Seigneurie. En plus de ses vertus domestiques, M. Bunter
aime prendre les scènes de crime en photos et sait mener une filature en cas
d’urgence.
Les détectives
post-Sherlockiens sont, pour la plupart, de simples machines à penser. Leur
auteur les dote de tics et de travers pour masquer leur inconsistance. Lord
Peter représente un (petit) pas vers des personnages plus complexes et plus
nuancés. Il n’a pas beaucoup d’épaisseur, mais il en a davantage que la plupart
de ses rivaux, notamment les créations d’Agatha Christie. Imaginerait-on
Hercule Poirot se prendre une cuite monumentale pour fêter la fin d’une
affaire ? Ou miss Marple souffrir d’un accès de stress post-traumatique au
milieu d’une enquête ? (Car, comme bien d’autres, le noble lord conserve
des séquelles de la Grande Guerre.)
Les romans
En relisant les quatre premiers
volumes des aventures de Lord Peter, et j’ai découvert un truc sur la
persistance de la mémoire : ils étaient encore là, dans un coin de ma
tête. Pas assez pour que je me souvienne de tout,
mais assez pour que je me dise « ah oui, c’est dans celui-là que… » Quand
on considère la quantité de trucs que je me suis enfilés depuis, c’est en soi un
sérieux gage de qualité[3].
Mais il y a plus :
contrairement à beaucoup de ses confrères, Dorothy Sayers ne se contentait pas
de monter une intrigue à partir d’éléments standardisés et de la dérouler dans
un anglais minimaliste. L’ambition avouée de cette diplômée d’Oxford était de marier
roman de mœurs et thèmes policiers. Elle n’y arrive pas encore très bien dans
ces premiers volumes, mais je me suis laissé dire que de ce point de vue, la
suite était meilleure. Néanmoins, on sent déjà que les bonnes fées qui
s’étaient penchées sur son berceau l’avaient doté à la fois d’un solide sens de
l’humour et d’un don pour le portrait. On se prend donc de sympathie pour cet
architecte timide qui commet des fautes de grammaire, on ricane lorsque l’on
croise ces jeunes gens de bonne famille férocement collectivistes qui attendent
avec impatience de pouvoir vivre de leurs rentes… et mêmes les criminels ne
sont pas toujours dénués d’aspects sympathiques.
Les sujets ? Oh dear, ils sont policiers, au sens que
l’on donnait à ce mot dans les années 20. Ils sont parfois amenés de manière
peu conventionnelle, comme dans Lord Peter
et l’Inconnu (que fait ce cadavre tout nu, à part un pince-nez, dans la
baignoire de quelqu’un qui ne le connaît pas ?). Mais l’on retombe assez
vite sur les thèmes classiques : histoires de famille, embrouilles d’argent
ou questions d’honneur. Maîtres-chanteurs et tricheurs aux cartes sont de
sortie, tout comme les testaments improbables rédigés par des excentriques.
Lord Peter consulte des hommes de loi, interroge des témoins intimidés par son
statut, assiste incognito aux
enquêtes préliminaires[4]…
bref, il nous fait visiter un monde disparu, qui n’a certainement jamais existé
tel quel, mais qui s’avère éminemment exploitable.
Les intrigues proprement
dites sont solides et accompagnées d’une dose d’aides de jeu… pardon, au
lecteur, à la mode de l’époque. Vous pouvez craquer d’emblée si vous aimez les
arbres généalogiques truffés de mentions du type « Nb : Les descendants survivants de la tante Sophie étaient
parents au sixième degré[5] »
ou le plan de la chambre de la défunte – notez bien la position du paravent,
surtout. Par ailleurs, leur développement
est infiniment moins systématique que chez, disons, Agatha Christie.
Conclusion
Les auteurs de Cthulhu Britannica London ont
raison : si vous voulez une porte pour pénétrer dans la Grande-Bretagne
des années 20, ces romans sont faits pour vous. Que vous ayez l’intention de
vous en servir pour du Cthulhu ou pour autre chose est votre problème.
Si vous n’aimez pas le jeu
de rôle, mais que les romans policiers vintage
sont votre came, Lord Peter gagne beaucoup à être connu.
[1] Elle occupe la seconde place de la section
« fiction » de cette bibliographie, la première étant occupée par
P.G. Wodehouse, que je vénère depuis vingt ans et dont il faudra que je vous
parle un jour.
[2] Dans l’une des nouvelles du cinquième volume,
l’animal est capable de découvrir un criminel au hasard d’une faute de
grammaire française commise dans une conversation entendue par hasard gare
Saint-Lazare. Les deux pages de dialogue sont entièrement rédigés dans un
français impeccable… sauf cette faute, sur laquelle je suis passé en me disant
« ah tiens, il en fallait bien une »…
[3]
Le cinquième, un recueil de nouvelles, a été
une découverte, en revanche, que je peux résumer par « plaisant, mais
mineur », même s’il contient des énigmes étranges comme « pourquoi ce
monsieur de quatre-vingts-seize ans légue-t-il son appareil digestif à son neveu étudiant en médecine ? »
[4] Encore tenues en présence du cadavre, ce qui
devait donner une certaine ambiance aux questions du coroner.
[5] En le voyant, j’ai eu une sorte d’hallucination –
un détective hobbit de bonne famille enquêtant sur une mort suspecte dans la
Comté. Je vous dis ça juste pour vous signaler que, comme toujours, le matériau
n’est pas absolument limité dans
l’espace et le temps.
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