Tant d'espace



Fontainebleau, un soir d'octobre. Je suis assis à la table d'un restaurant avec Manuel, un bon ami à moi. Nous venons de commander un plateau de fromages ainsi que deux verres d'un bon vin rouge espagnol. Cette scène en apparence banale cache cependant notre véritable occupation : nous sommes tous les deux en train de jouer à Tant d'espace, un jeu de rôle Grandeur Nature écrit par Sébastien Duverger-Nédellec (dit "Beus"). Nous incarnons Lætitia et Kamel, deux trentenaires qui se retrouvent pour la première fois depuis plus de dix ans. Nous avons a priori beaucoup de choses à nous dire : quand ils étaient encore étudiants nos personnages ont vécu une histoire d'amour intense dont ils gardent encore des souvenirs forts, beaux et douloureux.

À une centaine de mètre de nous est assise Saki, l'organisatrice de notre session de jeu, qui observe notre couple éphémère et se tient prête à nous envoyer quelques rares SMS dont je ne révélerai pas ici la teneur. Ce n'est pas lui faire injure que de dire que son rôle sera très limité pendant la petite heure que durera notre partie. En réalité c'est tout le dispositif ludique du jeu qui s’avérera minimaliste, nous avons certes lu quelques pages de textes décrivant le passé de nos personnages mais très peu d’événements extérieurs viendront rythmer notre discussion. Une seule consigne nous est laissée : nos deux personnages ne devront pas se remettre ensemble à la fin de la partie. "Tant d'espace n'est pas un jeu hollywoodien. Kamel et Lætitia ne combleront pas [l']espace [qui les sépare] en une heure" nous annonce le document présentant le jeu.

Tant de difficultés

Il y a là un paradoxe mais l'apparente simplicité du jeu nous a posé de grandes difficultés. Fait très inhabituel en JdR, Tant d'espace n'ajoute (presque) aucun élément narratif à sa situation initiale. En conséquence l'évolution de la partie repose entièrement sur les joueurs quitte à ce que la discussion s'enlise (1). Cet effet est recherché par le jeu dont l'une des thématiques est la difficulté à rétablir une conversation entre deux êtres qui furent intimes avant de cesser de l'être. Mais Tant d'espace se présente aussi comme évoquant la remonté des souvenirs d'un amour inachevé, en tant que joueur cette deuxième thématique m'a amené à aborder le jeu en espérant parvenir à parler des sentiments de mon personnage et à faire naître quelques sourires sur nos visages...Las ! À quelques répliques près notre conversation fut extrêmement laborieuse et impersonnelle. Elle ne tournait qu'autour de ces banalités que l'on se dit quand on ne sait pas quoi se dire ou qu'il nous est trop délicat de révéler ce que l'on a sur le cœur.

Un des aspects de l'organisation qui incite à la pudeur des sentiments, fussent-ils ceux de nos personnages, est le fait qu'il se déroule dans un lieu public. Ainsi peu de temps après le début de la partie un couple est venu s'installer à la table d'à côté et décourager par sa simple présence les effusions sentimentales et les gestes de tendresse.
Autre difficulté, celle-là spécifique à notre couple de joueurs, nous étions deux hommes dont l'un de nous incarnait (sans tentative de modifier son apparence) un personnage féminin. Devoir considérer qu'un personnage est du genre opposé à celui du joueur qui l'incarne est une situation fréquente dans la pratique du jeu de rôle mais le faire dans un espace public est plus délicat. Pour ne prendre qu'un exemple : les interactions avec les serveurs (qui nous appelaient "messieurs") créaient un sentiment de décalage et d'incongruité par rapport au genre du personnage de Lætitia.

Tant d'espace entre le JdR sur table et le GN sur table

S'il n'est pas inintéressant de prendre le temps de jouer autour de l'incommunicabilité des sentiments, je suis ressorti de Tant d'espace en ressentant de la frustration. Comme si l'échec de la conversation entre Lætitia et Kamel était aussi un échec de nous, joueurs, passant à côté d'une partie d'un jeu. Ainsi je n'ai pas eu le sentiment d'une résonance entre mes expériences et celles de mon personnage tel que peut la décrire Muriel dans sa critique du jeu sur le site Electro-GN.

Ces difficultés que nous avons rencontrées illustrent des différences a priori subtiles entre le JdR sur table et le Grandeur Nature. Tant d'espace est un jeu qui ne repose presque que sur la conversation, c'est à dire sur l'outil principal du JdR sur table. Mais il s'agit aussi d'un jeu qui ne permet pas à ses joueurs de recourir au discours indirect et de décrire les actions de leurs personnages. Dans le cadre d'un JdR, la séparation entre nos discours de joueurs et ceux de nos personnages auraient pu (trop ?) facilement nous permettre de dépasser la pudeur et la gêne de Kamel et Lætitia, d'en faire éventuellement de simples éléments de récits en les verbalisant mais d'éviter qu'elles ne soient un obstacle pour nous (2).

En ne nous offrant pas ces outils, Tant d'espace nous rappelle à quel point il est parfois difficile de s'ouvrir à autrui et d'exprimer les émotions parfois bouleversantes et complexes que nous pouvons éprouver envers lui. Cette difficulté à communiquer sur ses sentiments s'est traduite par un véritable obstacle ludique que je n'ai pour ma part pas le sentiment d'avoir réussi à franchir.


(1)On peut mesurer par contraste le surcroît de difficulté qui naît du fait de demander aux joueurs d’improviser sans introduire pendant la partie de nouveaux éléments permettant de les guider. En effet, avant le début du jeu, et avant de s'installer dans un bar/un restaurant, les joueurs sont invités à participer à un atelier de pré-partie. Ce dernier est un exercice permettant d'aider à se mettre dans la peau du personnage et il repose sur une liste de questions très précises sur la relation passée entre Kamel et Lætitia ("En quoi te trouvais-je extraordinaire ?", "En quoi te trouvais-je cruel(e) ?",...), questions auxquelles le joueur doit répondre en regardant sa ou son partenaire de jeu dans les yeux. Ce court atelier s'est avéré très fluide et très intense, beaucoup plus simple à jouer que la partie proprement dite.
(2)Sur son blog, le biclassé rôliste/GNiste Thomas B. met en parallèle Tant d'espace avec un JdR sur table, le très beau Les Petites Choses Oubliées avec qui il partage le thème de l'exploration des souvenirs d'une histoire d'amour passée. Il note effectivement que "certaines séquences narratives à la troisième personne des Petites Choses Oubliées paraîtront sans doute plus confortables". Comme lui, et malgré ma relative déception envers ma partie de Tant d'espace, j'invite tous les lecteurs intéressés par la thématique à tester les deux jeux. Pour leurs qualités propres mais aussi pour expérimenter les effets profonds de leur différence d'approche.

Commentaires

  1. Salut,

    C'est chouette d'avoir un retour argumenté sur le jeu.
    Juste une précision : il n'y a jamais eu de contrainte de ma part de jouer ce jeu dans un espace public. Vous avez sans doute touché une des limites de cette idée.
    (j'ai eu une retour de joueurs qui sont allés dans un bar qui a fermé 20 minutes plus tard et que ça a frustré)

    Pourquoi ne pas réessayer de le jouer ? En changeant peut-être de partenaire ?


    A+
    Beus

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire